25 November 2013

Réflexions sur « la Charte »

Je suis convaincu que la plupart des personnes qui prennent position sur la prétendue Charte des valeurs ne l’ont pas lu et ne vont la lire. Ce constat s’applique autant aux partisans qu’aux opposants. Pourtant, le document avec toutes ses annexes et préambules ne compte que 20 pages (je n’ai pas compté les pages vides). Je l’ai lue.

Il faut dire que je l’ai lue avec des idées préconçues sur son contenu (comme tout le monde), mais je fais l’effort de ne pas critiquer un texte inconnu sur la base de rumeurs, mais sur le vrai texte et mes propres interprétations.

Soulignons que l’ignorance du contenu n’aide pas. Il y a des partisans de cette Charte qui vont déraper en harcelant les femmes musulmanes dans les espaces publics, même si rien dans ce projet de loi porte sur la tenue dans la place public. Une parallèle, peut-être, avec la Charte de la langue française, qui n’a jamais cherché de contraindre l’expression d’idées politiques dans la langue de choix de la personne qui s’exprime. (Je ne défendrais jamais un prétendu droit à la liberté d’expression commerciale.) Mais les limites de l’application de la Charte de la langue française n’ont jamais empêché aux fanatiques ignorants de déborder dans d’autres situations qui ne sont pas touchées par cette loi.

Un nom sans fin…pour une raison précise?

La première chose que vous allez remarquer en lisant le projet de loi est son nom : Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que l’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. Beaucoup de mots, ça. Je me permets de penser qu’en cours de route, quelqu’un a signalé que les québécoises et les québécois ont beaucoup plus de deux valeurs et que le titre « Charte des valeurs québécois » ne correspondait pas avec le contenu du projet de loi. C’est dommage que le gouvernement n’a pas déclenché une réflexion sur l’ensemble de nos valeurs comme société, exprimés en termes plus positives — on aurait tout un débat différent en cours, un débat beaucoup plus rassembleur.

Dans le texte du projet de loi, nous arrivons très tôt à des signes d’hypocrisie ostentatoires : tout tient compte des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique (article 1). Un peu plus loin, on permet à l’Assemblée nationale d’approuver la présence d’un symbole religieux dans les locaux de l’Assemblée (article 39). Donc les traces de notre passée sous le contrôle de l’église catholique — des crucifix partout, les rues portant les noms de saints et de saintes — passent sous le rubrique « patrimoine culturel » et les autres religions se taisent.
http://en.wikipedia.org/wiki/Flying_Spaghetti_Monster

Pas croyant

Comprenez que je ne suis pas croyant de n’importe quelle religion : je suis fièrement athée et je pense que les croyants perdent leur temps et énergie avec leurs amis imaginaires. Cependant, je suis aussi d’opinion que toutes et tous ont ce droit au gaspillage si elles ou ils veulent, à condition de ne pas exiger que j’adopte leurs croyances. C’est pourquoi je trouve les deux premiers alinéas de l’article 20 tout à fait raisonnables : objectivité dans l’accomplissement de leurs tâches indépendamment de leurs opinions et croyances en matière religieuse et interdiction de prosélytisme. Mais explique moi donc l’exemption de l’application du premier aux médecins et pharmaciens permis par l’article 12 de ne pas recommander ou fournir des services professionnels en raison de leurs convictions personnelles. Ça pue de l’accommodement de professionnels de la santé qui refusent de respecter les gains des femmes québécoises par rapport à leurs choix de planification familiale, non?

Il y a une autre exception à l’article 11 pour les personnes qui offrent l’animation spirituelle dans des établissements de santé ou de détention ainsi que celles qui dispensent de l’éducation religieuse au niveau universitaire ou qui offrent l’animation spirituelle dans un cégep. Ces personnes sont exemptées non seulement du devoir de neutralité, mais aussi de la restriction quant au port d’un signe religieux. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi les contribuables, via l’État, paient cette chose qui contredit, selon ce projet de loi, nos valeurs de séparation de l’État et la religion et la neutralité religieuse de l’État? Personnellement, je serais prêt à accommoder un accès à ces personnes aux endroits visés, mais aux frais de leurs organisations religieux.

Où? Sur qui?

Avec ces exemptions, qui demeure couvert (ou bien découverthumeur mal placé)? Tous les employés de l’État, des organismes publics, des tribunaux, des instances administratives, des commissions d’enquête, l’Assemblée nationale. Et toute une section à part pour les services de garde éducatifs pour les enfants subventionnés par l’État. Pour ces derniers, à part les obligations vestimentaires et de neutralité, il y a l’article 30, alinéa 3, qui ne permet pas de pratique répétée qui tire son origine d’un précepte religieux, notamment en matière alimentaire, si elle a pour but (en mots ou en gestes) d’amener l’enfant à faire l’apprentissage de ce précepte. Plus de biscuits de noël? Ou sont-ils patrimoniaux, alors qu’on ne tolère pas l’apprentissage par rapport aux pâques juives? Je pense sérieusement à déposer une plainte contre chaque décoration de noël que je vais voir dans les bureaux gouvernementaux et certainement sur chaque crucifix que je vois dans de tels endroits.

L’article 10 pourrait étendre l’application de ces règles beaucoup plus loin, dépendant de l’interprétation qu’on va l’accorder. Là on parle de permettre aux organismes publics d’exiger le respect des règles énoncées dans le projet de loi par toute personne ou société il conclut un contrat de service ou une entente de subvention. Je me permets de penser que les qualificatifs de cet article — durée, nature ou lieu d’exécution — vont restreindre un peu son étendu, mais on va voir. Il faudrait préciser plus, je pense.

Les obligations des individus

Les articles 3 à 6 du projet de loi contiennent l’essentiel des obligations des individus : neutralité religieuse (sauf les médecins et pharmaciens, j’imagine), réserve en ce qui trait à l’expression de ses croyances religieuses, interdiction de porter un objet, tel un couvre-chef, un vêtement, un bijoux ou une autre parure marquant ostensiblement par son caractère démonstratif une appartenance religieuse et enfin, l’obligation de travailler à visage découvert, sauf si les conditions de travail ou les exigences de la fonction obligent de couvrir le visage. Ces articles sont réputés inclus dans tous les contrats de travail et des clauses contradictoires sont sans effet. Les demandes d’accommodement sont assujetties à des règles et restrictions et ne peuvent jamais porter sur ce que je vais appeler la tenue vestimentaire.

Les ministères et organismes visés auront une année pour produire une politique de mise en œuvre des dispositions, y compris les procédures pour traiter les demandes d’accommodement. Ce délai peut être repoussé pour quatre ans de plus sur résolution de l’entité concerné et encore plus loin sur approbation du ministre responsable.


Arrivons donc à l’aspect le plus discuté, sur le port de signes démontrant une appartenance religieuse. On dit que ceci n’est pas discriminatoire parce que les chrétiens aussi vont être obligés de ne pas porter d’énormes crucifix autour de leur cou. Rien de plus ridicule sauf, peut-être cette citation que j’ai trouvée concernant l’adoption d’une loi pour empêcher aux personnes de dormir sous les ponts d’une ville européenne : ce n’était pas discriminatoire envers les pauvres, parce que la loi interdisait aussi aux riches d’y coucher. Ce serait faux de conclure que la tenue vestimentaire de toute religion se ressemble et qu’une règle imposant des restrictions soit d’effet égal pour tout le monde. M’est-il possible de porter un hijab, en tant qu’homme et non-croyant? Pour moi ça n’indiquerait pas une appartenance religieuse, mais un choix de mode.

Ce qu’on fait, pas ce qu’on est

Je préfère la règle de juger les personnes et leur neutralité sur ce qu’elles font et non pas ce qu’elles sont. Après tout, c’est ça qui va démontrer la neutralité de l’État pour moi. Regardons les greffiers de certains états aux États-Unis ou les maires de certaines villes en France qui refusent de marier les couples de même sexe. Ces personnes ne portent pas de signes « ostentatoires » mais elles essaient d’imposer leurs croyances sur les autres. Ce qu’ils font et non pas ce qu’ils sont.
J’ai eu l’occasion de confronter mes propres attentes quant aux croyances et au professionnalisme d’une personne travaillant dans un centre hospitalier. Suivi depuis longtemps dans une clinique externe de dermatologie pour détecter et traiter des condylomes, j’ai souvent subi des traitements qui m’ont fait saigner livrés par des hommes hétéros inconfortables avec l’intervention requis. Un jour, la personne qui sortait avec mon dossier dans ses mains et appelant mon nom était une femme en hijab. J’étais certain que cette femme n’allait pas m’aimer et je ne sais pas si elle a formé une opinion sur moi ou sur mon histoire d’homme gai vivant avec le VIH. Ce que je peux témoigner, c’est son niveau de professionnalisme et respect en me traitant. C’est ça qui compte pour moi : ce qu’elle a fait et non pas ce qu’elle est, ni ma projection de mes attentes de ses attitudes basée sur sa tenue vestimentaire. J’ai eu à confronter mes préjugés ce jour-là et je suis assez gêné de les avoir eu et fier de m’en avoir débarrassé.

Parlons de l’insertion de certaines clauses dans la Charte des droits et libertés de la personne, affirmant la primauté de la langue française et de l’égalité entre femmes et hommes. Les documents de protection des droits de la personne existent pour protéger les minorités (et les personnes qui sont souvent traitées comme minorités, alors majoritaires : les femmes) dans une société. Les autres lois, par leur nature, imposent les règles de la majorité sur toute la société et en général, nous n’avons pas besoin de l’intervention judiciaire pour garantir le respect des droits de la majorité. Cette proposition de changement ne devrait pas être recevable.


Un contexte particulier

Le Québec a abandonné l’église lors de la révolution tranquille durant les années 1960, suivant des décennies de répression et de contrôle de l’église sur l’ensemble de la société. On peut dans ces circonstances comprendre un niveau de méfiance envers les vestiges de ce contrôle. De la même manière, nous avons des personnes plus récemment arrivées au Québec qui ont fui des régimes ou des insurgés fondamentalistes et ont vécu au moins le menace sinon l’expérience de répression religieuse. On peut donc comprendre leur méfiance des symboles de contrôle religieux aussi.

Mais ces contextes ne sont pas la réalité du Québec aujourd’hui et ne frappent pas à la porte non plus. L’expérience nous démontre que la participation à notre société a pour impact de changer les attitudes et les choix : les enfants des immigrants d’aujourd’hui vont pour la plupart avoir moins d’enfants que leurs parents, les jeunes font des amis dans leur groupe d’âge de différentes origines et s’intéressent aux mêmes groupes musicaux, etc. Exclure des personnes d’une participation active à la société à travers l’emploi va non seulement ralentir cette intégration, mais érigerait des barrières qui seront difficiles, voire impossibles à traverser.

Ce qui manque dans tout ça est la preuve que ces choses nommées sont vraiment nos valeurs fondamentales. La neutralité religieuse de l’État et l’égalité entre les femmes et les hommes sont parmi les valeurs de notre société et elles sont aussi loin d’être réalisées. Qu’est-ce qu’on fait pour encourager nos concitoyennes et concitoyens à les adopter et les avancer? Au lieu de punir et exclure, pouvons-nous miser sur la promotion de nos valeurs communes?

Oui, à la fin de cet exercice j’arrive à la même conclusion qu’avant. Je trouve les moyens et les objectifs de ce projet décevants. Il n’est pas trop tard de reprendre le projet autrement, de définir les multiples valeurs qui font en sorte que ceci est une société dans laquelle les gens viennent de loin pour vivre, et de trouver les moyens de promouvoir ces valeurs plutôt que de punir et exclure selon nos propres perceptions des attitudes de l’autre.

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L’Office national du film du Canada a créé un projet très intéressant en lien avec « la Charte » et je vous encourage de le visiter et l’essayer ici.

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